Traduction : Introduction à l’Anarchisme Accélérationiste – Black Cat

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Introduction à l’Anarchisme Accélérationiste

Black Cat – 2019

The Anarcho-Accelerationist Primer

Black Cat est un auteur d’articles américain associé brièvement au C4SS (Centre pour une Société sans État) avant de rompre avec ce dernier pour fonder The Weird Politics Review sur Medium.
S’intéressant aux questions des neurodiversités, du socialisme de marché, ou de la science fiction, il se considère lui même comme un anarchiste de marché, favorable au modèle coopératif. Attaché à l’exploration d’alternatives post-capitalistes que l’on pourrait qualifier de peu conventionnelles, il a tenté de théoriser un rapprochement des thèses anarchistes-mutuellistes et accélérationnistes.
Au moment de traduction de cet article, Black Cat s’est éloigné de la scène politique, peut-être temporairement, peut-être définitivement.
L’article original (en anglais) peut-être retrouvé ici.

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Appelez cette idéologie a/acc, an/acc, AnAcc, accélérationisme anarchiste, anarchisme accélérationiste, etc., etc…

Je suppose que l’existence même de cet essai est un cas expérimental du ridicule de la politique en ligne. Je crée à la fois un nouvel ?/Acc et un nouvel anarcho-.

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Il y a une tendance dans les milieux politiques radicaux à estimer que ce que vous pensez importe. Je n’en suis que trop conscient dans le cadre de la gauche, en particulier pour l’anarchisme – des harangues sans fin à propos de ce que le monde « devrait » être, de la part de personnes qui ont peu de contact avec ce que le monde est réellement.

Je n’ai aucun intérêt à grossir cette pile sans valeur. Au lieu de cela, j’ai l’intention de parler de la mesure dans laquelle ces idées politiques abstraites sont déjà en jeu dans la vie quotidienne.

Marx disait :

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il s’agit désormais de le transformer ».

C’est de l’arrogance aveugle. Mon objectif est de comprendre le monde, et je comprends déjà assez pour savoir à quel point je manque de pouvoir. Le monde est vaste et je suis insignifiant. Il est absolument vain d’essayer de changer la société de masse.

Si cela est vain, et si l’on trouve que la société de masse est insupportable, alors il ne reste qu’une seule option : y échapper.

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L’Anarchisme est souvent défini comme « l’abolition des hiérarchies injustifiées ». C’est, en fait, une très mauvaise définition. Personne ne veut d’une hiérarchie qu’iels perçoivent comme injuste.

Bien sûr, beaucoup l’ont remarqué. Cela n’a pas beaucoup d’importance – parce que chaque tendance individuelle de l’anarchisme a vraiment, semi-secrètement, soutenu que l’anarchisme était « quand tout le monde suit mon plan personnel pour établir l’anarchie ». L’anarchisme, la déterritorialisation de la politique vis-à-vis de l’État, est reterritorialisée en factions de fidèles suivant quelques hommes ou femmes sages qui déclament leurs lois « anarchistes ».

Toustes ne sont pas aussi cyniques, ni aussi sectaires – il y a des anarchistes qui essayent de s’attaquer à ce problème rhétorique/philosophique évident. La pratique la plus courante consiste simplement à supprimer le mot « injuste » de la phrase : « L’Anarchisme est l’abolition des hiérarchies ».

Mais cette définition pose aussi des problèmes – bien que moins évidents. Le mouvement anarchiste a traditionnellement inclus et s’est même centré sur un anarcho-communisme pro-démocratie fétichisant la commune, un anarcho-syndicalisme avec des délégué.es élu.es, et même un municipalisme à la Bookchin. Je suis un anarchiste de marché de gauche, ou peut-être un mutuelliste, et il y a celleux qui ont insisté sur le fait que le marché est lui-même une forme de hiérarchie. Ce courant est, en fait, celui d’origine – bien que, du moins en Amérique, ce ne soit plus le courant hégémonique. Que devons-nous en faire ?

Pendant un certain temps, je suis resté fidèle à une définition tirée des paroles de Nestor Makhno – qui avait dit qu’ « il n’y a pas de pouvoir inoffensif ». Alternativement, cela pourrait être formulé comme « l’anarchisme est la minimisation de la hiérarchie ».

Cela pourrait fonctionner comme une définition. Cependant, je vais faire valoir dans cet essai que l’anarchisme est en fait la maximisation des lignes de fuite. Succinctement, on pourrait considérer que j’essaye de contourner les tendances de reterritorialisation du sectarisme anarchiste. Le reste de cet essai cherche à couvrir exhaustivement cette question.

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Vous avez probablement entendu parler de l’accélérationisme comme une idéologie consistant à faire empirer la situation actuelle, pour que le système s’effondre et soit remplacé par quelque chose de meilleur.

Personne ne pense cela. Enfin, quelques personnes idiotes pourraient y croire. Mais aucun.e de celleux attaché.es à la philosophie accélérationiste ne suivent cette ligne de pensée. Si la vague idée que vous avez d’une idéologie sonne caricaturalement malveillante et/ou idiote, et vous n’avez jamais lu aucun des textes liés à cette idéologie, alors ce que vous pensez de cette idéologie est probablement erroné.

L’Accélérationisme est, entre autres choses, l’idée selon laquelle le capitalisme de marché (et son support, l’État) est lui-même le sujet révolutionnaire. Notons que je dis le capitalisme de marché, et non la « bourgeoisie ». C’est une idée radicalement anti-humaine, ou peut-être simplement post-humaine. Que cela ne laisse aucune place à l’action humaine, ou juste très peu, est une question assez centrale.

En d’autres termes : le système est totalisant. Tout est contenu à l’intérieur de ses limites. Parce que tout y est contenu, toutes les modifications apportées au système y sont apportées par le système lui-même. Vous ne pouvez pas rester en dehors du système. Rien ni personne ne le peut. C’est tautologiquement vrai.

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Le capital est usuellement divisé en actifs incorporels et en actifs physiques. On parle assez souvent des actifs physiques – ce sont les moyens de production. Les actifs immatériels, cependant, sont trop souvent oubliés dans les discussions socialistes sur l’économie.

Les actifs incorporels sont toutes les formes de capital qui ne se manifestent pas physiquement. Il inclut le capital humain, le capital relationnel et le capital structurel.

Le capital humain est l’ensemble des caractéristiques inhérentes à l’individu. Cela comprend, entre autres, le savoir et la compétence – et leurs attributs physiques et mentaux inhérents.

Le capital relationnel est les relations qu’un.e agent.e entretien avec d’autres agent.es. La forme la plus lucrative que cela prend est la part de notoriété que des plateformes peuvent détenir. Le plus grand obstacle à la création d’un concurrent à Uber ou Lyft (par exemple) est qu’il serait difficile d’amener d’autres personnes à télécharger votre application concurrente. Le forme la plus courante que cela prend, cependant, est dans la réputation et les contacts personnels – « ce n’est pas une question de savoir ce que vous connaissez, mais qui vous connaissez ».

Le capital structurel est toute l’infrastructure institutionnelle qui organise une firme. Il s’agit de la hiérarchie, de la culture d’entreprise, de la circulation du savoir dans les bureaux, des méthodes développées pour traiter de problématiques spécifiques au sein de cette firme spécifique, etc, etc…

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Je devrais clarifier que, lorsque je parle d’ « accélérationisme », je ne parle presque exclusivement que de U/Acc (Unconditional Accelerationism, L’Accélérationisme Inconditionnel). Le R/Acc (Accélérationisme de Droite) est idiotement obsédé par des questions de pureté raciale et de formes d’organisation économique déjà obsolètes, entretenant la même relation avec le XXIème siècle que le fascisme avec le XXème siècle. Le L/Acc (Accélérationisme de Gauche) n’est plus ou moins qu’une forme de léninisme camouflée sous une couche de peinture fraîche.

Je suis sûr que j’aurais des choses à dire à propos du R/Acc et du L/Acc dans de futurs articles, mais maintenant n’est pas le moment.

L’Accélérationisme Inconditionnel contient des concepts utiles. Ils doivent être décomposés et exportés vers l’extérieur – vers l’en dehors.

Xenogothic, dans leur propre « A U/Acc Primer », articulent ainsi leurs idées centrales :

« Contrer le « conservatisme esthétique formel » des autoproclamées politiques radicales (de gauche comme de droite).

 

Considérer, dans la totalité du capitalisme tardif, les façons dont l’humanité, comme agente, est le produit d’un système surplombant sur lequel elle n’aurait que relativement peu d’influence et certainement aucun contrôle.

Exacerber le déchirement du sujet humain tel que nous le connaissons – c’est à dire d’un sujet contemporain qui est un produit des forces qui l’entourent et qui se produisent fatalement en lui – et de ces systèmes qui limitent la persistance de ses lignes de fuite (le genre, l’État-nation…) pour le bien d’une production radicale du nouveau.

 

De plus, exacerber l’attraction en dehors de la temporalité de la modernité comme ce fondement absolu de la structure de « l’expérience moderne » – l’expérience moderne pourrait être comprise comme cette barrière temporelle qui nous tient séparés d’autres formes de vie ».

Par le biais de mon anarchisme, j’interprète ces idées ainsi :

  • Il y a une guerre contre l’imagination. Il faut riposter.
  • Vous n’êtes pas important.e. Recherchez votre propre liberté plutôt que de vainement tenter de changer le monde tout entier.
  • Posons-nous les bonnes questions à propos de l’anti-universalisme – qu’est-ce que cela signifie réellement que de vouloir traiter tout le monde de façon égale ? L’Universalisme n’est-il rien d’autre que le totalitarisme ?
  • Nous vivons sous une idéologie qui insiste que tous les êtres humains puissent se comprendre les uns les autres, et devraient vivre selon les mêmes règles. Ce n’est pas vrai. Cela n’a jamais été vrai. Célébrons les « safe spaces ». Multiplions-les.

J’en appelle à vous pour construire de nouvelles sociétés « dans la coquille de l’ancienne », tout comme les zapatistes appellent à créer « un monde où plusieurs mondes soient possibles ». Cependant, contrairement aux zapatistes, je ne vous enjoins pas à faire quelque chose d’aussi littéral que d’établir des municipalités rebelles. Je souhaite que vous formiez de nouvelles sociétés, mais cela n’implique pas nécessairement le contrôle de façon permanente de grands territoires contigus.

Contrairement aux zapatistes, je ne m’adresse pas à une audience rurale depuis une perspective rurale. Je parle à une audience urbaine, une qui n’a pas de connexion réelle à la terre – qu’est-ce que le rentier sait de l’usage de la terre ? Je ne vous demande pas de conquérir quoi que ce soit, bien que j’accepte que vous puissiez le faire. Je vous demande de former des institutions nouvelles et alternatives, et de créer de nouvelles normes – et ensuite, inviter d’autres à se joindre à vous.

Ce n’est pas une praxis qui s’oriente vers une révolution distante. C’est une praxis du quotidien. Je ne vous demande rien d’exceptionnel – Je vous demande de réexaminer, peut-être de redoubler, ce que tout le monde a déjà fait.

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L’Anarchisme insurrectionnel n’est pas révolutionnaire – ce qui ne signifie pas qu’il soit pacifiste. On pourrait même considérer qu’il soit plus enclin à la violence que l’anarchisme révolutionnaire (non-insurrectionnel).

Les principales distinctions entre anarchisme insurrectionnel et anarchisme révolutionnaire seraient :

  • L’anarchisme révolutionnaire voit la (potentielle) transition vers le post-étatisme comme un événement clairement définit, dans lequel la classe ouvrière se soulèvera et s’engagera dans des batailles formelles contre le capitalisme et l’État.
  • L’anarchisme insurrectionnel voit cette transition et cette dissolution de l’État comme ayant lieu tout autour de nous, d’une manière continue et distribuée. Plutôt que de voir une armée anarchiste se constituer et mener bataille contre une armée des étatistes, il y a (ou du moins on l’imagine) une multitude de microrébellions en activité constante (et potentiellement de courte durée) contre l’État et le capitalisme. Notre but, alors, n’est pas tellement d’organiser ces rebellions que de les intensifier, jusqu’à ce qu’elles débordent le système.

J’aime résumer ces idées par le slogan : « Don’t smash the state, erode it » (Ne détruisez pas l’État, érodez-le).

Il est crucial de comprendre l’anarchisme insurrectionnel, parce que l’insurectionnisme est l’anarchisme de l’expérience quotidienne – c’est la compréhension de l’anarchisme comme étant non pas une chose décrétée par un comité de vieux militants savants, mais comme quelque chose dans lequel nous pourrions toustes entrer et auquel nous pourrions toustes participer dans un grand nombre de façons différentes et pour un grand nombre de motivations différentes. Et, bien sûr, si nous sommes sérieux.ses à propos de notre anarchisme, il s’agit de la seule façon de pouvoir nous en approcher.

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L’anarchisme de marché de gauche (« Left-Wing Market Anarchism », LWMA, ou juste « Anarchisme de Marché ») se fonde principalement sur la conception du capitalisme et du marché comme deux forces qui s’opposent.

Le capitalisme est un système dans lequel les biens (et les services) sont produits. Les marchés sont un système de distribution.

Le capitalisme est un système de normes de propriété, se concentrant largement sur le sol, et appliqué grâce à la violence de l’État. Les marchés sont un ensemble flottant d’échanges réciproques.

Le capitalisme est un nœud de hiérarchies. Les marchés sont l’une des façons par lesquelles ces hiérarchies sont croisées et affaiblies.

Le capitalisme se manifeste quand de grandes entreprises se cartellisent, ou se servent de régulations pour supprimer la concurrence, et utilisent la force étatique pour punir toustes celleux qui souhaitent ou qui souhaiteraient faire défection de ce régime. Les marchés sont ce qui motive ces transfuges, et ce qui motive les gens à saisir et redistribuer les moyens de production.

Les marchés déterritorialisent ; le capitalisme reterritorialise.

Comme disait Edmond Berger :

« Le fameux argument de Braudel, implicite dans Capitalisme et Schizophrénie (il s’agit du sujet d’un travail en court) et entièrement opérationnalisé par Manuel Mandela, est que le marché et le capitalisme doivent être distingués l’un de l’autre, et que le capitalisme doit être pensé comme opposé au marché : un antimarché. Le marchéou microcapitalisme – est le champs de la « vie économique » ; il est constitué d’activités clairement visibles, les interactions commerciales ont lieu avec rapidité, et les variations du taux de profit sont attachées à des évolutions permanentes des prix. « Le marché énonce la libération, l’ouverture, l’accès à un autre monde ». Le capitalisme, par contraste, se définit par une centralisation à grande échelle, la bureaucratie, l’oligopole, et une mobilité beaucoup plus faible des régimes des prix. Les marchés se lient avec des « réseaux horizontaux  de communication » entre petites entreprises et des acteurs joints dans un comportement compétitif. Les antimarchés sont fondés sur le monopole, et ainsi repoussent le spectre de la compétition ».

Les anarchistes de marché de gauche proposent de suivre cet anticapitalisme inhérent au marché comme un moyen d’avancer au point où l’anticapitalisme de marché atteint son paroxysme : une société dans laquelle, en l’absence d’un État obligeant par la force au respect de la propriété privée, la propriété du sol (et du capital dans une moindre mesure) devienne basée sur le principe d’occupation et d’utilisation – plutôt que sur des titres de propriété décernés ou reconnus par l’État.

Cela mènerait à une société de producteurices libres, se confédérant en coopératives de travailleurices et faisant un usage étendu de production basée sur la commune. Sans la capacité d’externaliser les coûts nécessaires à l’entretien et la protection de larges quantités de choses, il y aurait une limite pratique à la quantité absolue de richesse qu’une personne puisse détenir.

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L’agorisme est, fondamentalement, l’idée selon laquelle la meilleure stratégie antiétatique est de priver l’État de ses sources de revenus. L’État est, après tout, une chose économique tout comme il est une chose de pouvoir. La meilleure façon de le priver de ses revenus est alors de pousser le plus d’activités économiques dans le marché noir (non-taxé et non-taxable). Il faut noter, bien sûr, qu’un grand nombre de personnes font déjà cela quotidiennement – pour des raisons non-idéologiques. Les sections les plus pauvres de la classe travailleuse sont déjà engagées dans l’agorisme, c’est juste qu’elles ne le nomment pas ainsi.

Dans « In search of respect : Selling crack in El Bario », une ethnographie du Harlem espagnol, on peut lire :

« Selon les statistiques officielles, mes voisin.es dans ma rue devraient être sans domiciles, mourant de faim et habillé.es en haillons. Compte tenu du coût de la vie à Manhattan, il aurait dû être impossible pour une majorité d’entre elleux de pouvoir payer leur loyer et un minimum de provisions et de toujours pouvoir payer pour leur électricité et leur gaz. Selon le recensement de 1990, 39,8 % des habitant.es de l’est de Harlem vivaient sous le seuil de pauvreté (contre 16,3% pour l’ensemble des New Yorkais.es), avec un total de 62,1% recevant moins que la moitié du revenu moyen des personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Les blocs d’habitation qui m’entouraient directement étaient nettement plus pauvres avec la moitié des habitant.es vivant sous le seuil de pauvreté. Compte tenu des prix des biens et des services essentiels à New York, cela signifie que, selon les mesures économiques officielles, bien plus de la moitié de la population d’El Barrio ne devrait pas être en mesure de subvenir à ses besoins.

 

Dans les faits, cependant, les gens ne meurent pas de faim en masse. Bien que beaucoup de personnes âgées et d’enfants en bas âge n’aient pas une alimentation adéquate et souffrent du froid en hiver, la plupart des résident.es sont convenablement habillé.es et en assez bonne santé. L’énorme économie souterraine, non recensée et non taxée, permet aux centaines de milliers de New Yorkais.es vivant dans des quartiers tels que Harlem de subsister avec ce que les américain.es considèrent comme les nécessités de base. J’étais déterminé à étudier ces sources alternatives de revenus qui consommaient tant de temps et d’énergie aux jeunes hommes et femmes assis sur les perrons de leurs immeubles et les voitures garées devant mon immeuble. ».

Cela souligne le double potentiel de la praxis agoriste. Premièrement, l’État est privé des taxes perçues sur la vente, le revenu, etc… qui seraient normalement payées par ces personnes. Deuxièmement, ces personnes sont enrichies par la formation d’institutions économiques et d’activités en dehors de l’État – l’agorisme (bien qu’iels ne le nommeraient pas ainsi) permet à ces personnes de survivre.

Plus encore, cet agorisme actuellement en existence montre comment quotidiennement des personnes normales vivent à moitié sans État, ostensiblement, au milieu de ce dernier. Cela montre qu’il est possible pour l’action directe de ne pas paraître politique, ni même particulièrement intentionnelle. Cela montre que « la nouvelle société, construite dans les fissures de l’ancienne » ne serait pas tellement illustrée par l’activité militante – et que la voie à suivre pourrait ne pas ressembler à une réunion de parti sans fin.

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Une chose étrange m’est arrivé – J’ai fait l’expérience du Dehors, ou quelque chose qui en est proche.

À l’époque, je n’avais pas idée de ce qui m’était arrivé. J’avais simplement ressenti un certain crépitement inoubliable des nerfs. J’étais à une action antifasciste. Les fascistes étaient tellement dispersé.es et en sous-nombre qu’il était difficile de les trouver. C’est alors que j’ai ressenti clairement pour la première fois que nous avions gagné – après des étés passés à les combattre, les fascistes avaient arrêté de se montrer. La seule résistance que nous éprouvions provenait de la police – et la police gardait ses distances avec nous, bien qu’elle bloquât notre progression sur plusieurs rues. Nous réalisâmes que cela était fait pour les fascistes, et que cela indiquait qu’il fallait nous diriger là où la résistance était la plus forte pour atteindre les fascistes – moment à partir duquel la série habituelle de rixes pourrait se produire, et nous pourrions rentrer chez nous, ayant toustes fait notre devoir civique.

Ainsi, nous avions en quelque sortes prit collectivement la décision de marcher en une colonne dense au milieu des rues, pour pouvoir ainsi maintenir une bonne mobilité et la cohésion nécessaire pour résister aux flics. Je me suis retrouvé à l’avant de la colonne, et j’ai suivi l’exemple de plusieurs autres personnes en courant en direction des intersections vers lesquelles le groupe se dirigeait, pour arrêter les voitures qui autrement empêcheraient le mouvement rapide de la colonne. Après avoir fait ainsi sur plusieurs blocs, nous nous sommes amélioré.es et sommes devenu.es plus rapides – et, par ailleurs, nous avions provoqué un embouteillage massif.

Les voitures ne pouvaient pas nous contourner, alors nous manœuvrions simplement à travers elles. Je me suis retrouvé, de plus en plus, à diriger le traffic. L’effet était enivrant. Nous utilisions la ville d’une façon qui n’avait jamais été voulue, et un ordre spontané – quoique brutal et ultimement temporaire – en émergeait.

Cette expérience a, bien sûr, définitivement changé et affiné mes réflexions au sujet de la structure du tissu urbain dans lequel nous nous trouvons. Ces quelques heures ont été l’expérience directe d’autres possibilités pour l’instant en dehors de notre portée.

Imaginez comment les choses changeraient, si plus de personnes faisaient cette expérience – une fois que l’on a donné à quelqu’un.e la preuve de l’existence d’alternatives, comment cette personne peut-elle l’oublier ? Nous sommes – nous toustes, anarchistes et accélérationistes – habitué.es à cette citation :

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ».

Eh bien : si l’on veut vraiment que les gens puissent imaginer la fin du capitalisme, il faut leur en donner un avant-goût. L’imagination des gens prend inévitablement racine dans leurs réalités. Néanmoins, en dépit de ces racines, elle peut également aller bien au-delà. Il pourrait être possible de changer profondément l’imagination d’une personne même avec les plus petites expériences.

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L’accélérationisme aime beaucoup considérer le capitalisme comme une I.A.

Nous devrions être plus précis à ce sujet. Parlons-nous du marché, un cadre particulier dans lequel les agent.es interagissent ? Ou bien parlons-nous du capitalisme en tant que système de propriété établit par la force ? Je maintiendrais que nous parlons des deux, et plus encore.

Les agent.es font le calcul, tandis que le marché distribue les informations entre elleux, et – pour l’instant, et non pas de façon inévitable ou irremplaçable – le capitalisme donne aux agrent.es qui participent au système des motivations et des buts. Dans l’idée de rappeler que le capitalisme, le marché et les agent.es sont distincts et (théoriquement) des composants séparables, je me réfèrerais à ce système – dans son ensemble – par le terme « capitalisme de marché ».

Ce système de capitalisme de marché est une intelligence vaste, répartie, suivant certaines règles et motivations dans la poursuite de certains buts ; c’est même semi-prédictible. Nous reconnaissons cela, lorsque l’on considère que « le marché » a prit telle ou telle décision – qu’il y a une grande intelligence, étrange, active dans l’économie, et comment l’information peut être prédite en observant ces mouvements.

Non seulement le capitalisme est une intelligence, mais c’est surtout une intelligence fractale – non seulement dans le sens qu’elle est ultimement composée de gens, mais aussi dans le sens que ses éléments les plus importants sont aussi des Intelligences Artificielles, composées d’autres agent.es.

« Voilà le problème avec les entreprises : elles sont clairement artificielles, mais légalement ce sont des personnes. Elles ont des buts, et opèrent pour atteindre ces buts. Et elles ont un cycle de vie naturel. Dans les années 50, une entreprise américaine typique indexée sur le S&P500 avait une espérance de vie de 60 ans ; de nos jours cette espérance de vie est tombée à 20 ans.

 

Les entreprises sont cannibales ; elles se dévorent les unes les autres. Elles sont également des ruches, des superorganismes, à l’exemple des abeilles ou des fourmis. Pendant le premier siècle et demi de leur existence, elles se reposèrent entièrement sur le travail humain pour leurs opérations internes ; mais désormais ces opérations s’automatisent de plus en plus rapidement.

 

Chaque humain n’est conservé que tant qu’il peut effectuer les tâches qui lui sont assignées et peut être remplacé par un autre être humain, tout comme les cellules de notre corps sont fonctionnellement interchangeables (et un groupe de cellules peut, in extremis, être remplacé par une prothèse). Les entreprises peuvent être entraînées jusqu’à un certain point à répondre aux désirs de leur PDG, mais même ces derniers peuvent être supprimés si leurs activités nuisent à l’entreprise, comme Harvey Weinstein l’a découvert il y a quelques mois.

 

Finalement, notre cadre légal actuel a été largement taillé au profit des personnes morales – les entreprises – aux dépends des personnes physiques, au point où nos gouvernements imitent désormais les entreprises dans leurs organisations internes. ».

Bien sûr, comme les anarchistes – et les économistes – l’ont montré, les entreprises ne sont pas des agents économiques parfait : leur unité est illusoire, et imparfaite. Et il en va de même pour le capitalisme dans son ensemble. Néanmoins, les algorithmes computationnels n’ont pas besoin d’être parfaits dans la recherche d’objectifs – nul n’en a besoin.

Les méthodes computationnelles du capitalisme sont stochastiques – si un agent (un individu, une entreprise, n’importe quoi) ne réussit pas à trouver la bonne réponse, un autre y parviendra. Les agent.es les plus compétent.es obtiennent (généralement) plus de ressources, et les agent.es les moins efficaces sont privé.es de ressources et doivent se subordonner, elleux et leurs possessions, aux agent.es les plus efficient.es.

Les entreprises licencieront généralement les travailleureuses qui sont tout particulièrement mauvais.es dans leur travail et dans la réalisation des objectifs fixés par l’entreprise, et si une entreprise donnée est plus inefficace que la moyenne dans ses activités, elle fera faillite – à moins de se réformer.

Les éléments efficaces verront leurs méthodes copiées, et ces méthodes seront – dans certains cas – changées. Si ces changements rencontrent des succès, ils seront à leur tour copiés par d’autres agents. S’ils n’obtiennent pas de résultats, ils seront mis au rebut.

Ces motifs ne sont pas particuliers au capitalisme de marché, et persisteront dans le système qui succèdera au capitalisme de marché. Ils ont précédé le capitalisme de marché, également – ils sont des motifs d’évolution mémétique auxquels sont soumis tous les groupes et toutes les personnes.

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Les anarchistes ont longtemps méprisé les concepts de « volontarisme » ou de « principe de non-agression », et pour de très bonnes raisons.

L’idée même que quelque chose soit volontaire, ou involontaire, découle du contexte d’institutions plus larges. Quand un libertarien dit quelque chose comme :

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(« Une fois de plus les ayatollahs fondamentalistes perdent face aux forces du libéralisme, de l’ouverture et des individus libres qui poursuivent leurs propres intérêts et valeurs »)

Les cimes de l’idiotie sont atteintes. Et si je confirmerais qu’il s’agit bien de « libéralisme », je maintiens qu’il n’y a pas question ici d’ « ouverture » ou d’ « individus libres suivant leurs propres intérêts et valeurs ».

Pour le premier, il y a très peu « d’ouverture » – dans la mesure où la seule ligne de fuite qui existe, c’est seulement celle qui nous mène d’un supermarché à un autre. Et, comme les hypermarchés ne diffèrent entre eux que par des détails, il est difficile d’appeler cela un choix significatif. La chose la plus proche de cette Fuite qui puisse être offerte par la société de consommation (dans le texte originel : Black Friday Shopping) est la possibilité d’acheter de nouveaux signifiants sous-culturels, et ainsi changer vos normes actuelles pour de nouvelles, quand cela vous paraît pertinent.

Pour le second point, il est difficile que ces personnes soient « libres » ou qu’elles « poursuivent leurs propres… valeurs » – elles aussi existent sous le capitalisme de marché. Elles aussi sont façonnées par ce dernier. Leurs désirs sont produits par lui, tout comme il est – en partie – produit par leurs désirs.

Il en va ainsi pour tout. L’idée selon laquelle le salariat serait « volontaire » dépend de l’hypothèse selon laquelle l’appropriation des communs était juste. L’idée que l’achat de la plupart de vos produits dans un supermarché serait « volontaire » dépend de l’hypothèse selon laquelle les régulations étatiques permettant de telles choses seraient justes.

Le « Principe de non-agression » suit le même problème – il définit l’agression comme une violation des normes de propriété privée, puis affirme que les normes de propriété privée émergent de la non-agression.

Ce n’est que le manque d’exposition à des alternatives – le manque de lignes de fuite vers l’en-dehors – que ces idées peuvent passer pour raisonnables. Le libertarianisme est souvent l’idéologie la plus favorable à la perspective de la Fuite, mais – ironiquement – toute Fuite significative la détruirait complètement et totalement, au point de produire des gens qui ne pourraient même plus la conceptualiser, du moins comme elle existe maintenant. Si le libertarianisme continuait son mouvement, il devrait être reformulé sur des bases philosophiques très différentes.

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Avant même que l’Union Soviétique n’existe, il y avait des critiques anarchistes s’adressant au concept même d’État communiste.

Bakounine, en 1873, dans « Étatisme et Anarchisme », disait :

« Un État fort ne peut avoir qu’un seul fondement possible : la centralisation militaire et bureaucratique. La différence fondamentale entre une monarchie et la république la plus démocratique est que dans la monarchie, les bureaucrates oppriment et volent le peuple au profit des privilégiés au nom du roi, et pour remplir leurs propres coffres ; tandis que dans la république le peuple est volé et opprimé de la même manière au profit des mêmes classes, au nom de la « volonté du peuple » (et pour remplir les coffres des bureaucrates démocrates). Dans la république, l’État, qui est supposé être le peuple, légalement organisé, étouffe et continuera d’étouffer le vrai peuple. Mais les gens ne se porteront pas mieux si le bâton avec lequel iels sont battu.es est nommé « le bâton du peuple ». »

Benjamin Tucker, en 1888 – dans « Socialisme d’État et Anarchisme », disait :

« Le Socialisme d’État peut être décrit comme la doctrine selon laquelle toutes les affaires humaines devraient être gérées par le gouvernement, sans regard pour les choix individuels.

 

Marx, son fondateur, conclu que la seule façon d’abolir le monopole de classe était de centraliser et consolider tous les intérêts industriels et commerciaux, toutes les agences productives et distributives, dans un vaste monopole aux mains de l’État. Le gouvernement doit devenir un banquier, fabricant, agriculteur, transporteur et marchand, et dans ces activités ne doit subir aucune concurrence. La terre, les outils et tous les instruments de production doivent être retirés des mains des individus, et faits propriété de la collectivité. À l’individu ne peuvent appartenir que les produits à consommer, pas les moyens de les produire. (…)

 

La nation doit être transformée en une vaste bureaucratie, et tous les individus en fonctionnaires d’État (…) toutes les personnes deviendront salariées, et l’État sera le seul employeur (…).

 

Les autres applications que développera ce principe d’Autorité, une fois adopté dans le domaine économique, sont très évidentes. Cela signifie le contrôle absolu par la majorité de toutes les conduites individuelles. Le droit à un tel contrôle est déjà admis par les socialistes d’État, bien qu’iels maintiennent que, dans les faits, l’individu bénéficierai d’une plus grande liberté que celle dont il dispose actuellement. Mais il ne serait qu’autorisé à en disposer ; il ne peut pas la revendiquer comme la sienne. Il n’y aurait aucune fondation de la société sur la base d’une garantie à l’égalité de la plus grande liberté possible. Une telle liberté n’existerait que par la souffrance et pourrait être enlevée à tout moment. Les garanties constitutionnelles ne seraient d’aucune utilité. Il n’y a qu’un seul article dans la constitution d’un pays Socialiste d’État : « le droit de la majorité est absolu ».

 

Cependant, l’affirmation des Socialistes d’État selon laquelle ce droit ne s’exercerait pas dans les affaires concernant l’individu dans les relations les plus intimes et privées de sa vie n’est pas confirmée par l’histoire des gouvernements. Cette histoire a toujours été celle de la tendance au pouvoir de s’accumuler, d’élargir sa sphère, de déborder les limites qui lui avaient été imposées… »

Les marxistes d’État, quant à elleux, n’ont formulé de critiques de l’Union Soviétique qu’après que cette dernière ai été créée – et même ici, durant l’existence de l’URSS ces critiques n’étaient pas particulièrement populaires en dehors du Trotskisme – et le trotskisme, bien entendu, n’a jamais été particulièrement répandu.

Maintenant que l’Union Soviétique n’existe plus, et ceci depuis une génération, les propos critiques à son sujet ont presque entièrement disparus au sein du Marxisme d’État. Iels nous disent que les prétendus défauts du système soviétique ne sont rien d’autre que de la propagande occidentale. Le sentiment que l’on en tire semble être que l’Union Soviétique n’aurait jamais pu vraiment s’effondrer – que le retour de presque tous les États socialistes ( à l’exception peut-être de la Corée du Nord ou de Cuba) au capitalisme néolibéral, que ce soit par des chutes dans le style de Gorbatchev ou par des réformes à l’image de celles de Deng Xiao Ping, était une impossibilité historique – un accident grotesque que l’on ferait mieux d’ignorer.

Lorsqu’on leur demande d’expliquer où tout a commencé à mal tourner en URSS, iels citent généralement la montée d’un dirigeant ou d’un autre – Staline, Krouchtchev et Gorbatchev sont des choix populaires. Le problème qu’il y a à citer n’importe quel dirigeant donné de l’URSS (à l’exception peut-être de Lénine) comme cause de la chute du régime est que cela ignore complètement toute sorte de compréhension matérialiste ou structurelle de l’Union Soviétique.

L’Union Soviétique n’était pas la manifestation de la volonté d’une seule personne, pas plus que les produits d’une entreprise ne sont produits par son PDG. L’URSS avait une vaste structure interne, avec de nombreux bureaucrates, fonctionnaires, militaires, travailleureuses, managereuses, policier.ères… etc. Blâmer n’importe quel leader donné de l’Union Soviétique pour sa chute suppose ignorer cette grande diversité d’autres acteur.rices, et leur pouvoir décisionnaire. Cela suppose également d’ignorer complètement les institutions de l’Union Soviétique, à la fois sur les plans économiques et politiques – et, en particulier, cela suppose de ne poser absolument  aucune question à propos du processus de sélection de nouveaux leaders. Si Staline était un monstre, alors comment le processus de sélection des leaders a t il permis à un monstre d’arriver au pouvroir ? Si Krouchtchev était faible et docile, pour quelle raison le système l’a porté au pouvoir ? Et, si Gorbatchev était un crypto-libéral – comme j’ai entendu certain.es marxistes le dire sérieusement – alors comment en est-il arrivé à cette position de pouvoir ?

Iels ne peuvent pas répondre. S’iels le pouvaient, iels ne seraient pas en faveur à la continuation de l’Union Soviétique par d’autres moyens. Iels sont simplement nostalgiques d’une soi-disante utopie, d’une vision réellement existante d’une modernité alternative. À la clef de leur incapacité à fournir une véritable critique de l’Union Soviétique se trouve leur fétichisation aveugle et presque libidinale du parti d’avant-garde – une organisation qui est maintenant plus irréalisable qu’elle ne l’a jamais été.

L’insistance sur l’idée que le parti d’avant-garde puisse véritablement représenter les travailleureuses fait autant de sens que de penser que le parti n’a pas d’intérêts propres, ou qu’il est composé d’anges – qu’il se tient en dehors de l’histoire, et de la société, voire en dehors de l’humanité. Bien sûr que les politiciens et les bureaucrates sont devenus la nouvelle classe dominante. Qui n’aurait pas pu voir cela arriver ? Qui, maintenant, rétrospectivement, ne peut pas le voir ?

Plus que cela, il doit être noté que non seulement les avant-gardes n’étaient pas composées de prolétaires quand elles étaient en charge de leurs nouveaux états « socialistes », mais même les membres du parti les plus important.es, avant leur victoire, ne provenaient pas de milieux populaires. Lénine, Mao et Che Guevara provenaient tous trois de la classe moyenne.

Pourquoi, alors, avaient-ils obtenu des responsabilités ? Pour la simple raison que le système de classe ne prépare pas les classes opprimées à remplir des rôles de commandement. Être une bon.ne suiveur.euse, un.e bon.ne preneur.euse d’ordre est vital pour un.e prolétaire. Penser par soi-même, questionner l’ordre et les systèmes, est un trait qui vous fera mettre à la porte.

Les personnes plutôt issues de la classe moyenne, bien que techniquement toujours prolétaires, sont beaucoup plus entraînées à grimper dans la hiérarchie – et sont beaucoup mieux éduquées. Si vous ne pouvez pas comprendre la théorie socialiste, et que vous n’êtes pas adeptes de la pratique consistant à escalader la hiérarchie des organisations « socialistes », alors vous n’obtiendrez pas de positions de pouvoir sous un régime « socialiste ».

La rhétorique marxiste se fait une spécialité de l’analyse matérialiste, mais la pensée marxiste refuse de la pousser à ses conclusions logique. L’accélérationisme consiste en l’analyse matérialiste prise sérieusement – une analyse matérielle qui analyse également le théoricien.

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L’anarchisme insurrectionnel et l’anarchisme de marché sont tous deux très critiques à l’égard de la démocratie, là où un anarchisme plus conventionnel (révolutionnaire et/ou communiste) s’est souvent montré étrangement modéré à son égard – même si ces anarchistes rejettent la démocratie actuelle (parlementaire, libérale…). Tous ces anarchismes appellent régulièrement à ne pas voter, dans l’idée que le vote légitimise l’État – ce qui implique le principe bizarre selon lequel l’État se contenterait de disparaître si l’on arrêtait d’y croire.

La démocratie est toujours une forme de commandement – elle est la hiérarchie de la majorité sur la minorité. Ceci n’est pas l’anarchisme, et toute personne qui vous affirme le contraire – qui vous assure que l’anarchisme n’est finalement juste que de la démocratie directe – soit vous ment, soit ne sait pas de quoi elle parle.

Comment cela se fait-il, alors, que je puisse continuer à soutenir les coopératives de travailleureuses comme l’une des meilleurs (si ce n’est la meilleure) forme organisationnelle ? Je les tiens certainement comme supérieures aux entreprises capitalistes et à celles du socialisme d’État.

Pourquoi j’admire la démocratie des entreprises coopératives, tout en crachant sur la démocratie des États-nations ?

Tout d’abord, toutes les critiques de l’État, de la nation ou des entreprises misent de côté, il est un fait évident que tous les systèmes de prise de décision collectifs perdent en efficacité à mesure que le système s’étend. Si l’on part du principe que le système de prise de décision est relativement égalitaire – i.e., que chaque participant.e a à peu près le même effet sur le processus décisionnaire que toustes les autres – alors c’est un fait évident que, si le nombre de participant.e est très large, alors l’influence de n’importe quelle participant.e particulier.ère est très minime.

Étant donné que le pouvoir d’un.e participant.e parmi N est de 1/N, la majorité de ce pouvoir est perdu assez « tôt », avec l’adhésion de nouveaux.elles participant.es. La différence entre N=1 et N=10 est bien plus grande qu’entre N=10 et N=100, ou N=100 et N=1000.

Malgré toutes les critiques portées par les Marxistes à l’encontre de « l’aliénation du travail », nous constatons bien assez vite que le substitut qu’iels nous proposent à la place de la « tyrannie » du marché est tout aussi insensitif à l’égard de vos intérêts individuels. N’importe quel système vaste et totalisant dans lequel vous vous retrouvez vous absorbera. Vous êtes une personne. Vous n’aurez aucun impact, sous n’importe quel système qui vous place parmi des millions voire des milliards d’autres personnes.

S’il existe une façon d’échapper à l’aliénation, c’est par la faite en rejoignant une communauté de votre choix.

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La Gauche et la Droite ont toutes deux des théories concernant les intérêts politiques des gens, et les deux sont dans l’erreur.

La Gauche insiste que les positions politiques sont issues des intérêts de groupe : les groupes opprimés se solidarisent pour forcer les groupes oppresseurs à faire des concessions, même à travers différents axes d’oppression. Et, généralement, c’est ainsi que les mouvements politiques et les idéologies à Gauche tendent à justifier leur existence.

La Droite, de son côté, insiste sur le fait que les positions politiques devraient être issues de devoir extra-institutionnels : i.e., que celleux au sein d’une même institution (que ce soit une famille, une église, une entreprise, ou même un État-nation tout entier) devraient travailler ensembles pour préserver les aspects bénéfiques de ces institutions. Et c’est ainsi que les partis de droite présentent leur action, du moins si vous parvenez à les faire s’expliquer sur la question.

Néanmoins, aucune de ces deux types de théories du désir politique ne sont parfaites – ou même particulièrement bonnes.

Il y a beaucoup d’éléments d’intérêts de groupes (oppresseurs) basés sur la classe sociale, le genre, la religion ou l’ethnie dans les mouvements de droite – et, crucialement, c’est à partir de ces éléments que la droite tend à embrasser des pratiques d’aides sociales ne bénéficiant qu’aux membres du groupe dominant. En d’autres termes, les mouvements de droite peuvent, à travers l’adoption de formes de motivation ostensiblement de gauche, reprendre à leur compte des objectifs de pseudo-gauche.

Il y a beaucoup de débats au sein de la gauche au sujet de la nécessité de préserver telle ou telle institution pour en maintenir les bénéfices – il suffit de voir comment les principes de St-Paul ont été adoptés par la gauche américaine, bien au delà de leur conexte originel. Ou bien même l’insistance de la part des membres de la « Dirtbag Left » (une tendance de la gauche américaine en ligne se prétendant critique du « politiquement correct » et prompte au réductionnisme de classe, NdT) que les questions d’oppressions intraclasses et non basées sur les classes sociales ne devraient pas être résolues en ayant recourt à des institutions extra-classe. On pourrait même soutenir que la critique anarchiste de la dénonciation à la police des délits ou du vote vont dans le même sens – ne pas éroder nos institutions alternatives en utilisant les institutions contrôlées par la bourgeoisie.

Au-delà même de la Droite contenant des motivations politiques de Gauche, ou de la Gauche contenant des motivations politiques de Droite, les deux contiennent un élément qui transcende leur division : la capacité de créer un récit dans lequel il est plaisant de prendre part. Les appels à la tradition ou à l’avenir ) à la capacité d’être un père de famille, ou de défendre telle ou telle valeur, ou de participer à la grande révolution, etc, etc… sont des motivations de ce type narratif.

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(Les citations dans cette section sont tirées de Revolutions in Reverse de David Graeber)

Il y a une base matérielle pour l’imagination. Votre imagination n’est pas infinie, mais si elle semble l’être. Vous êtes le produit de certaines positions au sein d’un certain ensemble donné d’institutions, et cela informe ce que vous trouverez raisonnable ou non, de plein de façons différentes.

David Graeber caractérise la Gauche comme les politiques de l’imagination, et la Droite comme les politiques de la violence :

« Les perspectives politiques de Droite et de Gauche sont fondées, par dessus tout, sur différentes suppositions à propos des réalités du pouvoir. La Droite est enracinée dans une ontologie politique de la violence, où être réaliste implique de prendre en compte les forces de destruction. En réponse la Gauche a de façon constante proposé des variations d’une ontologie politique de l’imagination, dans laquelle les forces qui sont vues comme les réalités ultimes qui doivent être prises en compte sont ces forces (de production, de créativité…) qui font naître des choses.  »

Dans le même essai, il dit également – pas par hasard – que la violence structurelle aboutit à ce que les oppresseurs se livrent principalement à une violence potentielle et que les opprimés agissent principalement dans l’imagination.

« Un ressort constant des sitcom des années 1950, en Amérique, consistait à faire des blagues à propos de l’impossibilité qu’il y a à comprendre les femmes. Les blagues bien sûr étaient toujours dites par des hommes. La logique des femmes a toujours été traitée comme étrange et incompréhensible. Personne n’avait jamais eu l’impression, d’un autre côté, que les femmes aient eu des problèmes à comprendre les hommes. C’est parce que les femmes n’avaient pas d’autres choix que de comprendre les hommes… cette sorte de rhétorique à propos des mystères de la féminité est une caractéristique pérenne des familles patriarcales : des structures qui peuvent, effectivement, être considérées comme des formes de violence structurelle dans la mesure où le pouvoir des hommes sur celui des femmes en leur sein est, comme l’ont pointé du doigt des générations de féministes, ultimement soutenu, dans de nombreuses manières indirectes et cachées, par toutes sortes de forces coercitives. Mais des générations de femmes romancières – Virginia Woolf nous vient immédiatement à l’esprit – ont aussi documenté l’autre côté de ce phénomène : le travail constant des femmes dans la gestion, le maintien et l’ajustement de l’égo masculin – impliquant un travail sans fin d’identification imaginative, et ce que j’ai appelé le travail d’interprétation.

… avec celleux en bas de l’échelle dépensant beaucoup de temps à imaginer les perspectives de celleux tout en haut, et s’en soucient même – mais cela n’arrive presque jamais dans l’autre sens – les inégalités structurelles – la violence structurelle – crée invariablement la même structure tordue de l’imagination. Et puisque… l’imagination tend à apporter avec elle la sympathie, les victimes de la violence structurelle tendent à se soucier des bénéficiaires de cette violence, ou du moins, à se soucier beaucoup plus d’elleux que ces bénéficiaires ne le font en retour. En fait, cela pourrait bien être (mis à part la violence elle-même) la force la plus puissante préservant de telles relations. »

La connexion semble évidente : la Gauche est l’idéologie anti-hiérarchique formée de façon itérative (ou, de façon équivalente, évoluée de façon mémétique) pour justifier les intérêts des opprimé.es, tandis que la Droite est l’idéologie pro-hiérarchique évoluée de façon mémétique (ou, de façon équivalente, formée de façon itérative) justifiant les intérêts des oppresseur.euses.

La Droite considère la violence comme plus importante car c’est ce avec quoi les groupes oppresseurs sont entraînés à traiter. Cela n’est pas nécessairement de la violence littérale, physique :

« Quand un côté a un avantage accablant, il a rarement besoin de tirer sur les gens, d’en passer à tabac ou de les faire sauter. La menace est généralement suffisante. Cela a un effet curieux. Cela signifie que la qualité la plus caractéristique de la violence  – sa capacité à imposer des relations sociales très simples qui n’impliquent que peu voire aucune identification imaginative – devient plus évidente dans des situations où le recourt à la violence physique est probablement au moins présent. »

En général, dans les sociétés modernes, les groupes oppresseurs déploient la violence en étant beaucoup plus aptes à naviguer dans les bureaucraties (tout particulièrement les bureaucraties policières) que les opprimé.es.

La Gauche, de son côté, se concentre sur l’imagination parce que c’est ce que les opprimé.es savent faire.

Aucun des deux n’est nécessairement correct, bien sûr – c’est un raisonnement motivé des deux côtés.

Le rôle réel de l’imagination complique encore davantage ce problème : grâce à l’imagination, vous pouvez avoir des oppressions provenant de la Gauche et d’autre provenant de la Droite.

Comme le note Graeber, la violence structurelle, parce qu’elle force l’opprimé.e à passer tant de temps à imaginer la perspective du groupe oppresseur, mène l’opprimé.e à à la fois s’identifier et sympathiser avec le groupe oppresseur. Une structure de classe produit naturellement une dissipation de la conscience de classe – et, cela s’applique également à toutes autres hiérarchies comme le genre, l’ethnie, la neurotypie, etc., etc.

Au même moment, tandis que les opprimé.es peuvent en venir à s’identifier avec les oppresseur.euses, ces dernier.es peuvent en venir – si ce n’est s’identifier – à mieux comprendre les structures de la société, et considérer les façons par lesquelles elles pourraient être changées. Cela se produit car, tandis que la majorité du travail des opprimé.es est un travail interprétatif – un travail dans l’exercice de leur imagination –  « dans la sphère de l’industrie, ce sont généralement celleux en haut de l’échelle qui relèguent à elleux-mêmes les tâches les plus imaginatives (i.e., la conception de produits et l’organisation de la production) »

« La créativité et le désir – ce que nous réduisons souvent, en terme politique, aux notions de « production » et de « consommation » – sont essentiellement des véhicules de l’imagination. Les structures d’inégalité et de domination, la violence structurelle si l’on veut bien les qualifier ainsi, tendent à fausser l’imagination. Elles peuvent créer des situations où les travailleureuses sont relégué.es à des tâches abrutissantes, ennuyantes, répétitives, et seule une élite réduite peut se permettre un travail imaginatif, menant à l’impression, de la part des travailleureuses, qu’iels sont aliénés de leur propre travail, que leurs actes mêmes appartiennent à autrui. Cela peut aussi créer des situations sociales où les rois, les politiques, les célébrités ou les PDG déambulent de façon complètement déconnectée de la réalité tandis que leur femme, leurs servant.es, leur staff et leurs conseillers passent tout leur temps à effectuer un travail d’imagination pour les maintenir dans leurs fantasmes. La plupart des situations d’inégalité, je pense, combinent des éléments des deux. »

Pour récapituler : l’une des façons les moins mesurables par laquelle la hiérarchie peut être oppressive réside dans la capacité de réserver les tâches véritablement intéressantes aux classes dirigeantes – ou, du moins, à celleux n’étant pas coincé.es tout en bas de l’échelle. Il s’agit, le plus généralement, des classes moyennes ou parfois supérieures, qui sont autorisées à ne pas mourir de faim (Que ce soit en tirant des revenus de leur travail, ou par le biais d’autres revenus extérieurs) tandis qu’elles s’adonnent à leurs fantasmes et à la création de représentations artistiques de leurs fantasmes – ou, qui se voient offertes l’opportunité de dériver des revenus de leurs inventions et de leurs conceptions – ou qui sont capables de s’engager dans l’innovation entrepreneuriale tant louée par la rhétorique capitaliste. Il y a, bien sûr, des exceptions : quelques artistes exceptionnels, l’inventeur de garage occasionnel, le self-made man… Je parle en généralités.

Ou, en d’autres termes : celleux en bas de la hiérarchie des classes ne se voient pas offerte la possibilité de pratiquer et d’entraîner leur imagination sur quoi que ce soit d’autre que leur environnement immédiat. Plus directement encore : la plupart de celleux qui peuvent imaginer et comprendre des alternatives au système actuel sont celleux qui sont les plus privilégié.es. Même une personne extrêmement imaginative, si elle est originaire d’une classe inférieure, ne prendre probablement pas le risque de se faire payer pour du travail créatif – et, incidemment, ceci est (peut-être) à l’origine des positions politiques de droite au sein de la classe travailleuse.

J’ai noté auparavant que les dirigeants des partis d’avant-garde marxiste étaient toujours de classe moyenne. J’ai ensuite posé la question de pourquoi ils se retrouvaient en charge, et j’y ai répondu. J’aurais pu également renverser la question : pourquoi les fils de familles de classe moyenne pourraient aspirer à devenir des révolutionnaires socialistes ?

Ils étaient souvent actifs pendant plus d’une décennie avant de connaître des succès, et n’importe quelle évaluation rationnelle aurait pu s’attendre à leur échec. S’il ne s’agissait que d’une question d’intérêt de classe – comme la Gauche l’affirme – leurs motivations matérielles les auraient poussé à abandonner, bien avant leurs camarades les plus opprimé.es. De plus, il semble difficile à dire si les classes les plus opprimé.es auraient vu un quelconque intérêt dans la participation à une stratégie révolutionnaire, hautement risquée en comparaison au réformisme libéral.

Ce qui pousse à l’action ces personnes, souvent violentes et radicales, n’est pas un intérêt de classe : il s’agit, très clairement, d’une motivation basée sur le récit. Cela explique comment les mouvements de gauche sont le plus souvent fondés (Marx, Kropotkine, etc…) et guidés (Mao, Lénine, le Che, etc.) par des personnes d’extraction bourgeoise ou petite-bourgeoise.

Cela s’accorde bien également avec l’observation selon laquelle ce ne sont pas celleux qui ont été opprimé.es pendant des siècles qui sont le plus susceptibles de se révolter violemment : ce sont plutôt celleux qui voient leurs gains comme venant trop lentement ou s’inversant qui sont susceptibles de se révolter. Les premier.ères ne se rebellent pas parce qu’iels n’ont aucun récit selon lequel les choses devraient en être autrement – leur expérience est celle d’une misérable stase, et donc une  misérable stase est ce à quoi iels s’attendent. Les second.es se rebellent, car leurs conditions les amènent à construire un récit du progrès social et technologique. Lorsque ce récit est contredit par des évènements externes, qu’il s’agisse d’une perception de stagnation ou de renversement, iels dérivent une motivation narrative pour l’action politique.

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L’aliénation inhérente aux systèmes fondés sur des relations sociales de masse est l’une des raisons de notre perception du capitalisme de marché comme une Intelligence Artificielle tyrannique – bien que, dans un sens, le système n’est réellement composé que d’autres personnes et leurs outils.

Et pourtant, l’idée du capitalisme de marché comme une I.A. est plus qu’une simple métaphore – il existe déjà, littéralement, des IA aux commandes de l’économie. Au moment de l’écriture de ces lignes, une part importante et croissante des décisions en matière d’investissement est prise par des machines – les opérations sur le marché des actions ont été largement automatisées.

Qui plus est, si l’on prend au sérieux le formalisme du capital humain, nous devons en arriver à reconnaître que les gens sont presque entièrement composés de capital.

Si vous dites que tout ce qui vous est propre – vos souvenirs, vos compétences, votre corps, votre personnalité, etc., etc. – sont vraiment des choses que vous possédez, la seule partie de « vous » qui ne vous est pas aliénée est votre fonction d’utilité – votre envie.

Votre désir est la seule chose au sein du capitalisme de marché qui a le potentiel d’exister en dehors du système, comme seul moteur non mû – comme cause première -. Tout comme Hume a insisté que la « la raison est l’esclave des passions », le capitalisme de marché pourrait être l’esclave du désir.

Cependant, le capitalisme de marché tente de conquérir le désir : en essayant de modéliser à travers le Big Data et les ThinkTank, et en essayant de le manipuler par la publicité et la propagande. Avec la fermeture de cette boucle, le système deviendrait autonome et même – en un sens – conscient de lui-même. Je n’entend pas cela dans le sens d’un être sensible, ou dans le sens d’un récit interne compréhensible par l’être humain. Je veux simplement dire que, si le désir était à la fois suivi et manipulé par le capitalisme de marché, il contiendrait un modèle interne approximatif de lui-même et agirait pour influencer ce modèle interne.

Le hic, cependant, c’est qu’il se peut que le capitalisme de marché ne soit ni très bon pour modéliser le désir, ni terriblement bon pour le manipuler. Il y a une multitude de preuves qui montrent qu’une grande partie de l’industrie de la publicité est une bulle spéculative basée sur des promesses vides – et, comme toutes les bulles, elle finira par éclater. En fait, la question de savoir quelles parties de l’industrie de la publicité pourraient être récupérées est devenue un sujet de débat.

Si le capitalisme de marché est effectivement conscient de lui-même, ce n’est que faiblement. S’il agit pour améliorer cette conscience de soi, on peut s’attendre à ce qu’il essaie de mieux modéliser et manipuler le désir. Cela apparaîtrait comme une collecte de plus en plus massive des données des individus et comme une intrusion de plus en plus intense de la publicité et de la propagande dans la vie quotidienne. Bien sûr, c’est ce que nous voyons, et c’est exactement ce que presque tout le monde s’attend à voir.

Dans un même temps, il semblerait que les êtres humains ne soient pas complètement impuissants. Nous assistons à des développements prometteurs dans ce domaine : les gens déploient des logiciels de blocage des publicités, iels apprennent – dans une certaine mesure – à reconnaître et résister à la propagande, iels construisent leurs propres chambres d’écho dans lesquelles – en se submergeant des messages provenant de leur propre petit groupe – iels dérivent au loin de l’influence de la société « normale ».

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Les éléments les plus ésotériques du discours accélérationiste font souvent recourt au concept d’ « hyperstition » :

« Dans le modèle hyperstitionel défini par Kaye, la fiction n’est pas opposée au réel. La réalité serait plutôt comprise comme étant composée de terrains sémiotiques fictionnellement cohérents qui conditionnent les réponses perceptives, affectives et comportementales. Kaye considérait le travail de Burroughs comme étant « exemplaire de la pratique hyperstitionnelle ». Burroughs avait analysé l’écriture – et l’art en général – non pas esthétiquement, mais fonctionnellement – c’est-à-dire, par magie, avec la magie définie comme l’utilisation de signes pour produire des changements dans la réalité. »

Si nous devons interpréter cela comme étant une idée raisonnable – et, je pense que cela nous profite que de choisir de le faire – nous devrions lire toutes les mentions ci-dessus de « réalité » comme signifiant  réellement « réalité subjective». Si nous le faisons, le point devient tout à fait clair :

Puisque les réalités subjectives sont un mélange de récits et de croyances, l’exposition à d’autres récits (intentionnellement fictifs) peut changer la vision subjective de la réalité. Parce que les actions des gens peuvent changer la réalité objective (que nous supposerons à la fois existe et n’est pas tout à fait accessible – tout ce qui est objectif en réalité doit être filtré à travers ses propres perceptions subjectives) et que les actions des gens sont basées sur leur réalité subjective, les récits intentionnellement fictifs peuvent agir sur la réalité objective. En d’autres termes, les récits construits peuvent changer le monde en incitant les gens à agir.

Cependant, nous devons également garder à l’esprit l’analyse matérialiste – la réalité objective définit le cadre de l’imagination, d’où proviennent ces récits. Nous nous retrouvons donc avec une boucle : la réalité objective crée l’imagination, qui crée la fiction, qui change la réalité subjective, qui crée l’action, qui conduit à une réalité objective nouvelle et modifiée.

Un exemple pratique de ceci se retrouve dans le Message pour Mars de Carl Sagan :

« La science et la science fiction ont fait une sorte de dance lors du siècle passé, tout particulièrement au sujet de Mars. Les scientifiques font une découverte. Cela inspire la science fiction, et une foule de jeunes lecteurs et lectrices lisent cette science fiction et y tirent l’aspiration de devenir scientifiques pour en savoir plus à propos de Mars, et cette nouvelle vague de scientifiques fait de nouvelles découvertes qui nourrissent de nouvelles générations de travaux de science et de science fiction. »

Dans un autre registre, on pourra reprendre la vieille blague sur le fait que les philosophes français.es se reproduisent de la manière suivante : iels créent la philosophie française, la philosophie française mène à des émeutes dans les rues de Paris, et les émeutes dans les rues de Paris mènent à la création d’une nouvelle génération de philosophes français.es.

Ainsi, à partir de cette perspective, il devient apparent que l’hyperstition – ne voyant la réalité (subjective) que comme une espèce de fiction, et donc comme une chose vulnérable aux assauts donnés par la création de récits fictifs – implique nécessairement un point de vue simultanément vrai et inverse : une hyperstition renversée, une hypostition – où la fiction est vue comme n’étant rien de plus qu’une espèce particulière de réalité (subjective), et est ainsi vulnérable aux évolutions de la réalité (objective).

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L’agorisme, évidemment, a des liens avec les anarchismes de marché et insurrectionnel. L’utilisation de marchés illégaux pour éroder le contrôle étatique de la société peut s’inscrire dans le cadre des deux tendances.

Cependant, l’agorisme n’est qu’un exemple parmi d’autres des intersections possibles entre les anarchismes insurrectionnels et de marché – et cela ne devient que plus évident dans les perspectives de l’accélérationisme.

Qu’est ce que insurrectionnisme signifie, dans le contexte de l’accélérationisme ? L’accélérationisme, après tout, ne postule pas la transition potentielle vers le post-capitalisme sur les termes de la lutte de classe. Il ne s’agit pas vraiment de cela, bien que l’accélérationisme ne nie pas la réalité de la lutte de classe. Qui, alors, est en état d’insurrection ? Le système lui-même, bien sûr. Appelez cela « le capitalisme qui s’autodétruit » ou la « déterritorialisation » si vous voulez.

Dans « Désir Postcapitaliste », Mark Fisher écrit :

« Pour Deleuze et Guattari, le capitalisme est définit par la façon dont il engendre et inhibe simultanément les processus de déstratification… Ce n’est seulement qu’à partir de ce modèle que l’appel de Deleuze et Guattari à « accélérer le processus » prend tout son sens. Cela ne signifie pas accélérer tout ou une partie du capitalisme aveuglément, dans l’espoir que le capitalisme s’effondrera ainsi. Cela signifie plutôt accélérer les processus de déstratification face auxquels le capitalisme fait obstacle. L’une des vertus de ce modèle est qu’il place le capital, et non son adversaire, du côté de la résistance et du contrôle. Les éléments réactionnaires au sein du capitalisme ne peuvent concevoir la modernité urbaine, le cyberespace et le déclin de la famille que comme une chute d’une communauté organique mythique. »

Cela ne rejoint-il pas notre vision accélérationiste de l’anarchisme insurrectionnel ?

L’anarchisme révolutionnaire, et la gauche révolutionnaire de façon générale, place la révolution comme une sorte d’évènement à venir. L’accélérationisme insurrectionnel, et Mark Fisher, placent la révolution comme ayant déjà lieu tout autour de nous – provenant des différentes institutions qui composent la société.

L’optique que l’accélérationisme aurait de l’anarchisme insurrectionnel serait, peut-être, que les contre-tendances internes du système devraient être amplifiées – quoi que cela puisse signifier. Peut-être que toute institution fonctionnant contre les intérêts du capitalisme devrait être soutenue ou propagée ou créée si nécessaire.

Il devrait être noté qu’il y a eu une explosion dans le nombre de ces institutions – une explosion poussée par les progrès technologiques. Le torrenting a érodé la propriété intellectuelle, le financement participatif a érodé les éditions traditionnelles, la cryptomonnaie a érodé les systèmes monétaires émis par l’État, Internet a (du moins dans une certaine mesure, avant la reterritorialisation menée par l’État et les entreprises) érodé la centralisation des discours, etc., etc..

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J’ai une fois organisé un groupe de discussion sur Twitter au sujet de l’anarchisme de marché de gauche.

Des gens comme @againstutopia et @mutual_ayyde étaient des membres éminents, bien que les deux m’ont abandonné après ma perte de capital social. Je mentionne cela non seulement à cause de mon amertume au sujet de ma difficulté à percevoir la différence entre « ami.es » et « personnes m’utilisant pour acquérir du capital social », mais aussi parce qu’il mérite d’être noté que l’idée que je viens juste de souligner ci-dessus avait été développée durant ces discussions, sur la base des travaux de William Gillis – avant même que je ne me sois penché sur l’accélérationisme. Nous appelions alors cela « l’insurrection de marché » – une faute de frappe que j’avais fait en voulant écrire « anarchisme de marché insurrectionnel », et que @againstutopia avait répété.

La raison pour laquelle je mentionne cela dans le contexte de l’accélérationisme – pourquoi il s’agit d’une « introduction à l’anarchisme accélérationiste » et non de « Notes sur l’agorisme, l’insurrection et l’anarchisme de marché : L’Insurrectionnisme de marché » – est qu’il a toujours été incroyablement difficile de décrire exactement ce que nous voulions dire lorsque les nouveaux venus nous demandaient ce que nous voulions vraiment dire lorsque nous utilisions cette formule de deux mots.

J’ai même écrit un exemple (L’Argent sans l’État), en étant motivé par le désir d’avoir quelque chose de concret à pointer du doigt.

Cependant, c’est en tombant sur l’introduction au U/Acc de Xenogothic et en étendant mes lectures à partir de ce point, que les choses ont commencé à prendre place dans mon esprit. C’est lorsque j’ai découvert l’idée de Patchwork, cependant, que les choses ont commencé à vraiment devenir bizarres.

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Le Patchwork est une idée surprenamment complexe, et a été le sujet de nombreux écrits. Toute encapsulation que j’en donne laissera quelqu’un.e avec l’impression que je l’ai mal interprétée. Je suis pourtant coincé. Je vais non seulement définir cette idée telle qu’elle est utilisée, mais aussi aller contre cette définition.

Je devrais être clair : l’anarchisme-accélérationiste a une vision non-étatique du Patchwork. Les autres formes d’accélérationisme en ont une vision étatique.

Le Patchwork (étatique), comme idée politique, est un scénario géopolitique de fracture : les états fragmentés en cités-états, opérants selon leurs propres règles souveraines. L’argument accélérationiste (non-anarchiste) est qu’il s’agit d’une évolution souhaitable, ou du moins inévitable.

Parmi celleux qui affirment qu’il s’agit d’une évolution désirable, on retrouve l’argument qu’il s’agirait de la manifeste ultime de la Fuite. Le problème, bien sûr, est alors qu’il n’y a aucune raison particulière de vouloir tracer une ligne de Fuite vers un territoire ou un État – toutes les institutions ne sont pas des États et toutes les revendications sont illusoires.

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Voltairine de Cleyre disait :

« Le gouvernement est aussi irréel, intangible, inapprochable que Dieu. Essayez donc, si vous n’y croyez pas. Cherchez-donc le long des halls des chambres législatives de l’Amérique et trouvez, si vous le pouvez, le gouvernement. En fin de compte, vous serez condamné.e à vous entretenir avec les agent.es, comme auparavant. Mais, vous avez les statuts ! Oui, mais les statuts ne sont pas le gouvernement : où est le pouvoir qui a fait les statuts ? Oh, le pouvoir législatif ! Oui, mais, la personne s’occupant de la législation n’a, en soi, pas plus de pouvoir de faire une loi pour moi que moi pour elle. Je vous trouver le pouvoir qui lui a donné le pouvoir. Je vais parler à cette personne, je vais à la Maison Blanche ; je dis : « M. Harrison, êtes-vous le gouvernement ?» « Non, Madame, je suis son représentant.». »

Histoire d’être encore plus clair : aucun État n’existe réellement. Il y a des groupes de gens qui font des choses, et nous appelons cela un « État ». Mais il n’y a rien de fondamental ou d’irréductible à cela. Il n’y a nulle part une particule d’ « Étaton » qui puisse être mesurée dans un laboratoire.

Pour citer Thatcher : La société n’existe pas.

Ou, pour mettre cela dans un langage plus accélérationiste, non seulement le pouvoir est toujours fragmenté, mais le pouvoir est surtout irréductiblement fragmenté. Il n’y a que des individus, pas de collectifs – tout collectif n’est toujours rien de plus qu’une abstraction, du moins au sens organisationnel : il n’y a pas de volonté de masse, seulement une masse de volonté individuelles.

Il en va ainsi pour les États comme pour le Patchwork. Il n’y a aucune raison pour qu’un Patch ai besoin d’être un État. En d’autres termes : les Patchs sont usuellement imaginés comme des organisations maintenant un monopole de la violence sur une aire géographiquement déterminée. Mais, ce n’est pas comme s’il existait une connexion magique entre le Patch et le territoire qu’il contrôle (en théorie). Un Patch n’est rien de plus qu’une relation sociale entre ses membres – que cette relation sociale puisse contrôler un territoire, ou ai une structure organisationnelle donnée, n’est pas le sujet.

Une caractéristique importante du Patch, la chose que fait du Patch un Patch, est qu’il offre un moyen de Fuite vers le Dehors. C’est-à-dire qu’il offre un ensemble de normes et d’institutions alternatives. Vous n’avez pas besoin d’un État pour faire cela. Vous pouvez trouver cela dans les bars gays, dans les groupes de soutiens de personnes autistes, dans les whisper networks, dans les fraternités, au sein de la scène punk, parmi les goths, les anarchistes, etc., etc.. L’expression la plus pure et la plus commune de ce phénomène est peut-être cette impression que chaque femme queer dans une ville soit amie – ou du moins alliée – avec toutes les autres.

L’Insurrectionnisme de Marché et le Patchwork Actuellement Existant sont deux noms différents pour deux perspectives différentes d’un même ensemble. Créer un Patch non-étatique ou une insurrection de marché revient à la même chose : la création d’une institution alternative, pour contourner les institutions et normes indésirables du status-quo.

De cette façon, l’accélérationisme anarchiste se distingue de l’accélérationisme inconditionnel : il autorise une certaine forme de praxis. Vous pouvez commencer la création d’un Patch dès maintenant – ils existent déjà, et il y en a constamment de nouveaux créés.

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La vraie difficulté du Patchwork (étatique ou non) est qu’il implique une acceptation de la post-vérité. En partie parce qu’une société fracturée n’aura jamais un accord étendu et complet sur ce qui constitue la réalité. La post-vérité est une conséquence inévitable de l’ampleur de la fragmentation à laquelle nous sommes actuellement confronté.es. Si la fragmentation sociétale se poursuis, s’accélérant, alors il y aura de moins en moins d’unité sur la conception de la réalité.

Qu’une situation presque complète de post-vérité serait une partie inévitable du Patchwork devient beaucoup plus évident lorsque nous imaginons un Patchwork non-étatique plutôt que celui conventionnel et étatique, puisque ce dernier se présente comme un « marché d’États », tandis que le premier se présente plutôt comme un « marché de sociétés ». Parler du Patchwork comme d’un « marché de sociétés » implique nécessairement un « marché de réalités (subjectives) » – parce que chaque société aura non seulement ses propres normes et institutions, mais aussi son propre ensemble de croyances fondamentales ; des choses comme « le monde est rond », « un gouvernement réduit est préférable », « Dieu est une fiction », etc.

Cependant, deux choses doivent être pointées du doigt :

  • Des croyances différentes à propos du monde – en d’autres termes, des réalités subjectives différentes – permettront à une société d’avoir des normes et des croyances différentes.
  • Il n’y a aucune raison de croire qu’un ensemble de croyances correspondant à ce que l’on penserait être une « réalité objective » est l’ensemble de croyances qui permettrait la mise en place du système de normes et d’institutions le plus efficace possible pour n’importe quel Patch donné.

Ce que je dis ici manque peut-être de clarté. Voici un exemple :

« Le Gri-gri existe sous de nombreuses formes – onguent, poudre, colliers – mais tous promettent une immunité aux armes.  Cela ne fonctionne pas sur les individus, bien sûr. Très peu de choses peuvent rivaliser avec la poudre noire et le pyrodex. Cependant, cela fonctionne pour les communautés, et les rend à l’épreuve des balles.

Les économistes Nathan Nunn et Raul Sanchez de la Sierra ont écrit un article analysant les effets du gri-gri: Why Being Wrong Can Be Right: Magical Warfare Technologies and the Persistence of False Beliefs  (L’entièreté du travail peut-être retrouvé sur le site du professeur Sanchez de la Sierra). La magie protégeant des balles est relativement répandue à travers toute l’Afrique subsaharienne.

En 2012, une recette pour un gri-gri avait été révélée à un ancien dans un rêve. Si vous l’ingériez et suiviez certains rituels et commandements, alors les balles ne pouvaient pas vous blesser. Cette croyance est déroutante, dans la mesure où les balles semblaient bien continuer à tuer des gens. Plus déroutant encore : non seulement la pratique a survécu malgré son inefficacité, mais elle a aussi été adoptée par de nombreux autres villages, villes et régions. Pourquoi ?

L’article fait valoir que le gri-gri encourage la résistance à grande échelle. Auparavant, seul un petit pourcentage de personnes vivant dans un village oseraient se défendre. Mais si vous voulez avoir le moindre espoir de survivre, alors vous avez besoin de tout le monde pour riposter. Le gri-gri réduit les coûts perçus de ladite résistance, i.e. il n’y a pas de raison de craindre les armes si les balles ne vous blessent pas. Maintenant, tout le monde se bat, d’où les avantages positifs du gri-gri : comme plus de gens se battent, chaque participant au phénomène du gri-gri soulève également l’utilité marginale d’autrui (il vaut mieux se battre ensemble). Et, comme il existe des exigences très spécifiques concernant l’utilisation de la poudre (si vous enfreignez un certain code moral, par exemple, elle ne fonctionne pas), le gri-gri réduit probablement aussi les crimes non-liés à la guerre. À l’échelle du groupe, la croyance et l’utilisation du gri-gri permet ainsi à tout village donné de surpasser un village sans gri-gri. Après un certain temps, les habitant.es de ce dernier soit deviendront des participant.es au phénomène du gri-gri (donc l’étendant géographiquement), soit seront remplacé.es (par des villages pratiquant les rituels liés au gri-gri).

Une croyance (au sein d’un Patchwork ou quoi que ce soit qui s’y rapproche) ne se répand pas – principalement – du fait de sa scientificité, mais sur la base de son adaptabilité évolutive. Si une croyance mène un Patch à être efficace, cette croyance se maintiendra probablement et sera copiée. La meilleure et la plus pratique définition de la notion de « vérité » dans une société fragmentée est : « tout ce qui, lorsqu’on le croit, donne à votre groupe un avantage. »

Cela correspondra, le plus souvent, à une sorte de réalité objective et prouvable. Parfois, ce ne sera pas le cas – et, comme ces « fausses » croyances sont à la fois inévitables et avantageuses, vous ne devriez pas trop vous en préoccuper.

En embrassant la post-vérité, nous permettrons l’existence d’un monde avec des institutions beaucoup plus variées.

En d’autres termes, le Patchwork non-étatique mènera à de nouvelles hyperstitions, qui mèneront à de nouvelles hypostitions. En Fuyant, nous changeons les conditions matérielles dans lesquelles nous nous trouvons. En changeant nos conditions matérielles d’existence, nous changeons notre réalité subjective – ce qui peut potentiellement tracer de nouvelles lignes de fuite et/ou mener à de nouveaux changements de nos conditions matérielles.

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En se dirigeant vers des territoires plus étatiques, le dual power est aussi une forme de création de Patchs – l’EZLN, les Black Panthers, Rojava… Mais, plus que cela, les étatismes alternatifs formés par les gangs et les mafias représentent eux aussi des Patchs. Même ces dernières organisations montrent comment l’existence d’un Patch peut être déconnectée du contrôle d’un territoire. Aucun de ces groupes n’a commencé par contrôler un territoire : ils se formèrent originellement comme une relation sociale, et en vinrent ensuite à contrôler une aire territoriale.

De ce point de vue, nous pouvons comprendre que le Patchwork Actuellement en Existence a presque toujours été le fait de personnes marginalisées – pas par des capitalistes. Il y a, et il y a toujours eu, une Étrangeté (Outsideness – littéralement, Extériorité, NdT) à la marginalisation.

« En effet, toute analyse sociale en revient à une question de capacité de transmission (Bandwidth). La plupart de l’analyse féministe, queer et antiraciste est fondée sur la subjectivité des individus et la difficulté qu’il y a à comprendre autrui. La limitation de la capacité de transmission interpersonnelle explique beaucoup de choses : les succès des tactiques assymétriques dans les conflits, le problème de la bureaucratie, les avantages qu’il y a à donner plus de pouvoir aux travailleurices, les problèmes liés aux systèmes décisionnaires démocratiques et autocratiques, les avantages de l’apprentissage en autodidacte. Toutes ces dynamiques illustrent la manière dont les individus accèdent à des informations extrêmement difficiles à transmettre et les utilisent. »

Il est en fait fondamentalement bizarre que le Patchwork ai été discuté principalement par des hommes blancs.

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Les bars gays sont, peut-être, l’un des exemples les plus accessibles du Patchwork Actuellement en Existence – du fait à la fois de leur succès et de leur visibilité.

Les personnes homosexuelles en Amérique (et, en tant qu’Américain, je vais me concentrer sur l’Amérique) se sont retrouvées au milieu d’une société hostile, partiellement non navigable et immuable – il s’agissait inévitablement et invariablement d’une minorité, et la démocratie était donc une méthode futile pour améliorer leur situation.

Alors, cette minorité fit la seule chose qu’elle pouvait faire : la création de communautés queer, dans laquelle les personnes queer pouvaient se réfugier. Cette communautés fonctionnaient selon des normes propres – l’hétéronormativité fut abandonnée au profit d’une homo- ou (peut-être) queer-normativité. Des institutions alternatives furent adoptées également – dans un geste Nietzschéen, de nouveaux jeux sacrés et de nouveaux festivals furent inventés : drag queens, drapeaux, célébration de leurs propres « icônes gays », la mémoire de héros martyrisés, etc., etc..

La plus haute expression de ces communautés queer était leurs bars gays – mais ces bars n’en avaient pas été la première expression. C’est la croissance de la communauté queer qui les rendit possible – la niche de marché fut créée à travers la création d’une communauté. Mais, dans un même temps, l’existence d’un bar gay aidait la communauté à croître.

Le système – appellons-le le capital, bien que ce soit certainement bien plus compliqué que cela – avait fait de son mieux pour supprimer la société alternative, la modernité alternative qui existait en son sein. En fin de compte, le système échoua – et la communauté queer se répandit dans le monde, avec les marches LGBTQ+, dans les médias de masse, sous la forme de lois et de réformes des droits civils.

Toute forme de Fuite, cependant, a une tendance à laisser entrer le Dehors. La capacité à accéder des possibilités externes affecte inévitablement l’imagination et les désirs de celleux qui restent au sein de la société conventionnelle. L’Étrangeté (Outsideness), l’imaginaire queer, se répandent à l’intérieur.

Mais, crucialement, cela n’avait jamais été voulu – quand le premier bar gay fut ouvert en Amérique – ou quand n’importe quel autre jalon fut franchi – aucune des personnes concernées n’avait vu la grande victoire qui allait être remportée, la légalisation du mariage gay. Une fois que ces Patchs avaient été créés – avec leurs croyances, institutions et normes alternatives – les dynamiques du système échappèrent à leurs créateurices. L’IA entra en rébellion. Peut-être avait-elle toujours été rebelle.

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L’imaginaire anarchiste d’un monde « post-révolutionnaire » est presque toujours parsemée d’une tesselation sans fin de communes, communautés, coopératives, syndicats, etc., etc., etc.. Les détails varient entre les tendances, bien sûr – mais un point commun est la promesse du monde multiple à venir.

En un sens, peut-être, le monde post-révolutionnaire a toujours été imaginé comme un Patchwork – quoique, ce Patchwork n’a que très rarement été approché d’un point de vue non-étatique.

L’idée d’un monde de communes pose la question de savoir en quoi ces communes diffèrent de micro-états : si n’importe quelle commune peut prendre le choix de vous ostraciser et si les moyens de production sont tous (ou en majorité) possédés par les communes, alors il semble que ce ne soit guère différent à l’agencement capitaliste-étatiste actuel : les frontières géographiques sont maintenues, ainsi que les moyens de maintenir l’existence de ces dernières ; il existe des institutions autre que vous qui possèdent les moyens de production, et devant lesquelles vous devez vous prosterner.

L’idée d’un monde organisé sur les bases de syndicats pose la question de quel choix y a t-il réellement à ne pas travailler pour un syndicat, ou de la réalité du choix pour un syndicat eut égard à la question de se fédérer ou non avec les autres syndicats – comment pourrait-il se fournir en biens autrement ?

La vision des anarchistes de marché – se concentrant sur l’idée d’une prolifération de petites coopératives, ainsi que d’organisations anti marché tentant futilement d’atteindre une autarcie économique, comme une sorte de volontarisme de gauche – semble horrifier les communistes. Bien sûr, les communistes s’horrifient facilement, mais il est intéressant de noter pourquoi iels sont horrifié.es dans ce cadre : iels sont parfaitement conscient.es que, dans un système de marché, iels ne peuvent pas vraiment être compétitif.ves.

N’importe quel focus sur une communauté géographique, ou une vision totalisante du monde, rencontrera ce type de problèmes. Ultimement, on a l’impression que l’impression de liberté au sein d’un système n’est principalement pas déterminée par les caractéristiques du système per se – mais par la possibilité qui existe à quitter ce système. Le marché du travail capitaliste n’est pas une expérience de liberté après tout : bien que l’on soit libre de démissionner à tout moment, tout le monde doit s’assujettir au patronat, et tout les patrons fonctionnent de façon similaire.

Ce que j’observe (et ce dont je propose l’intensification) rompt avec cet « anarcho-étatisme » en imaginant ces organisations non pas comme contrôlant un territoire fixe, mais étant au contraire fluides. Des organisations non pas liées au sol, mais séparées de lui – nomades et se chevauchant à l’infini. Des personnes différentes appartenant à des sociétés radicalement différentes peuvent vivre à proximité les unes des autres, mais interagir très peu.

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Tout cela n’est probablement pas trop difficile à imaginer pour une personne ordinaire – vos associé.es les plus proches ne sont probablement pas vos voisin.es les plus proches. Certain.es de vos meilleur.es ami.es peuvent être des personnes que vous ne connaissez qu’à travers internet. Jusqu’à quel point votre vie pourrait être menée ainsi ?

Pourrions nous fragmenter plus que nos communautés ? Pourrions nous fragmenter nos normes de propriété ? Nos systèmes monétaires ? Nos lois ? Je le pense.

Dans un même temps, cependant, je dois clarifier quelque chose – il pourrait être entièrement possible pour une personne d’appartenir à plusieurs Patchs en même temps, et il pourrait être entièrement possible pour un Patch de saisir et contrôler un territoire. C’est en fait une chose probablement inévitable que de voir n’importe quel Patch connaissant des succès réels faire cela. Toutes ces choses que j’ai mentionné sont facilitées si tout le monde vit au même endroit, et cela à la fois est facilité par et aide au contrôle d’un territoire – que ce soit par des moyens légaux ou extra-légaux.

J’affirme cependant que, si l’on part d’une conception non-étatique du Patchwork, ce n’est pas du tout la première chose à faire ni la plus importante pour un Patch.

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C’est à partir du matérialisme absolu de l’accélérationisme que le concept d’ « antipraxis » apparaît, bien que l’idée ne provienne pas originellement de l’accélérationisme – il avait d’abord été élucidé par Sartre :

« L’une des questions centrales de la Critique de Sartre est la question de comment les sociétés émergent comme des entités à part entière sous l’action des individus et à travers elleux. C’est à dire, pourquoi les collectifs d’individus (que l’on distinguera des groupes) prennent telle ou telle forme ou organisation spécifique à tel ou tel point donné de leur existence. D’un point de vue orienté vers les objets, ce serait la question de savoir comment des objets massifs peuvent émerger d’objets plus réduits. Une partie de la réponse de Sartre à cette question réside dans le concept d’antipraxis.

… Il existe des conséquences inattendues à notre praxis, conséquences inattendues qui en viennent surtout à modifier notre praxis. En conséquence d’inondations croissante, par exemple, les paysan.nes chinois.es eurent à s’engager dans un certain nombre d’activités pour réduire les effets de ces inondations (construire des maisons sur pilotis, des digues, des barrières, etc.). De plus, ces activités imposèrent aux paysan.nes de s’organiser dans des façons particulières, créant un nouvel agencement des relations sociales qui n’existait pas auparavant. Cette intention, ce choix de s’organiser d’une telle façon, ne vint pas des paysan.nes, mais de l’antipraxis qui résulta de leur travail.

… Une chose aussi simple qu’une machine à laver génère ainsi une écologie toute entière, ou un régime d’attraction. Les projets et buts que l’antipraxis engendre ne sont pas des projets et buts que nous nous sommes fixés pour nous-mêmes. Ils sont, d’une manière en fait similaire à l’ « Être-jeté » Heideggerien, des objectifs qui nous sont imposés. De plus, les entités appartenant au monde de l’antipraxis n’existe pas de façon isolée, mais forment un réseau de relations, un régime d’attraction, des interdépendances semblables à des toiles d’araigners : machine à laver-électricité-eau-savon-transport-etc. Finalement, cette toile ou régime d’attraction est un réseau en évolution. Une technologie appelle d’autres technologies d’une manière analogue à la façon dont les écosystèmes produisent des niches écologiques qui semblent appeller à l’émergence d’espèces nouvelles. L’invention d’internet, par exemple, a appellé à l’émergence de la fibre optique, de la couverture wi-fi et 3G, etc. Nous n’avions pas originellement souhaité l’apparition de ces technologies, mais les choses elles-mêmes ont appelé à leur introduction, créant une toile complexe au-delà de notre contrôle qui se précipite pour remplir ces niches. »

La plupart des accélérationistes, cependant, seront familier.ères du concept du point de vue de l’Accélérationisme Inconditionnel, de Xenogothic :

Et ainsi, l’argument devient que n’importe quelle praxis marginale tentant d’usurper la structure générale de la société est fondamentalement naïve. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas de ne rien faire. Il s’agit simplement d’un échec de l’imagination que de considérer un Dehors qui soit, pour le sujet, tout englobant.

Ou de celui de Vincent Garton :

« Nous insistons, alors, qu’il n’y a pas de terre promise, pas de prêtre Jean socialiste attendant, prêt et caché que ce soit dans les vents glacés de la temporalité politique humaine ou dans le chaos incandescent de l’intensité urbaine. Loin de décourager l’accélérationiste inconditionnel.le ou de lae rappeler au sinistre couvent de l’ascétisme, cependant, les ruines dans lesquelles cette réalisation nous laisse avec mépris sont le terrain d’une liberté esthétique authentique voire proprement horrifique, libérée de la totalité d’une téléologie politique unidirectionnelle. « Fait ce que tu souhaites », puisqu’avec le déplacement de l’agencement humain, le monde contournera nos décisions, s’imprimant précisemment du fait de notre fractionnement. Faisant les pas les plus mesurés au delà du bien et du mal, l’accélérationiste inconditionnel.le , plus que n’importe qui d’autre, est libre de poursuivre ce qu’iel pense être bon et juste et intéressant – mais avec la réalisation ironique que les fins primaires qui sont servis ne sont pas les siens. Pour l’accélérationisme inconditionnel, la sérieuse minutie de celleux qui proposent de « sauver l’humanité » est absurde face aux problèmes auxquels iels sont confrontés. Cela ne peut provoquer qu’un rire Olympien. Et donc, « dans ses variantes les plus froides, qui sont celles qui l’emportent invariablement, [l’accélérationnisme] a tendance à rire.»

Cependant, ces évaluations sont beaucoup trop défaitistes.

Puisque le capitalisme de marché ne contrôle (peut-être) pas totalement ou correctement nos désirs, une part de nous existe toujours en dehors de lui. Notre fonction d’utilité est quelque chose externe aux institutions, normes, et croyances du capitalisme de marché.

Une part de la beauté du Patchwork, en tant que concept, réside dans comment il révèle l’arbitrarité des institutions, normes et croyances de la société conventionnelle. Si vous pouvez imaginer quelque chose de différent, vous commencez à questionner ce que vous pensiez comme étant indiscutable. C’est l’acide qui ronge toutes les pensées non-radicales.

Le capital structurel est usuellement pensé comme étant quelque chose qui existe au sein des entreprises – mais c’est toujours un concept parfaitement valide, si vous le transplantez dans les Patchs (non-étatiques). Les institutions, normes et croyances sont révélées comme n’étant que des formes de capital. Cependant, ceci encore suggère que l’on pourrait en étendre la conception à la société en son ensemble.

Cela nous donne l’image mentale que nos désirs de Fuite, par le moyen du Patchwork non-étatique, une fois réalisés, apparaissent comme des virus hackant l’Intelligence Artificielle qu’est le Capitalisme de Marché – avant de rompre vers l’en-Dehors. Et, pour continuer l’analogie, ce processus laissera ses changements indélébiles et reproductibles dans l’ADN du système – tout comme dans le cadre de la culture gay menant à changer les normes concernant le genre et la sexualité.

De plus, ce n’est – cruciallement – ni l’intérêt de groupe ni les devoirs extra-institutionnels qui motivent le désir ou l’imagination qui peuvent mener au delà du capitalisme de marché : les deux sont enracinés solidement au sein des oppressions, des incitations et des institutions pré-existantes. Ce n’est que la motivation politique basée sur le récit qui peut agir comme base d’une Fuite hors du capitalisme de marché, et c’est cette même motivation qui crée et est créée par l’imagination d’un Dehors vers lequel nous pourrions fuir.

Cependant, tout tourne désormais autour de la question de savoir quelle est l’étendue du contrôle du capitalisme de marché sur nos désirs, et quel contrôle il pourrait éventuellement avoir. S’il contrôle déjà largement nos désirs (et il y a de nombreuses raisons de croire que ce n’est pas le cas), alors nous avons été hackés, et il a acquis une conscience de lui-même. Si son contrôle sur nous est théoriquement possible, mais pas encore atteint, alors nous nous retrouvons avec une fenêtre d’action qui se réduit progressivement – il s’agit alors d’agir rapidement. S’il ne nous contrôle pas ni n’a aucun moyen d’éventuellement nous contrôler, alors la Fuite se présente déjà – elle est déjà en cours.

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